2

La première fois que Joe Pike croisa la femme tatouée, elle courait péniblement vers le sommet du versant est de Runyon Canyon alors qu’il en descendait. Tous deux soufflaient de la buée dans l’air froid précédant l’aube. La montée était rude : une succession de rampes abruptes et de terrasses reliant les quartiers d’immeubles du fond du canyon à Mulholland Drive, en haut des collines de Hollywood. En la voyant apparaître dans la lumière trouble de ce premier matin, Pike crut d’abord qu’elle était en collant, mais il s’aperçut à mesure qu’elle approchait que ses jambes et ses bras étaient couverts de tatouages élaborés. Des piercings métalliques étincelaient à ses oreilles, son nez et ses lèvres. Pike ne possédait que deux tatouages. Une flèche rouge sur chaque deltoïde, toutes deux pointées vers l’avant.

Depuis ce jour-là, il la voyait deux ou trois fois par semaine, quelquefois dans la pénombre du petit matin, quelquefois plus tard, lorsque le soleil brillait haut et que le parc grouillait de monde. Ils n’avaient jamais échangé plus d’un mot ou deux.

Le jour où Pike apprit ce qui était arrivé à Frank et Cindy Meyer, la femme tatouée et lui ressortaient du parc côte à côte et empruntaient au trot une rue située au nord de Hollywood Boulevard, bordée de petites maisons bruissantes de rêves évanouis. Ils ne couraient pas ensemble, mais elle se trouvait en bas quand il avait fini sa descente et elle lui avait emboîté le pas en réglant sa foulée sur la sienne. Pike se demandait si c’était calculé ; il y pensait toujours quand il vit le premier homme.

Celui-ci attendait sous un jacaranda du trottoir opposé, en jean, avec des lunettes de soleil et un polo serré aux épaules. Les yeux fixés sur Pike, il les laissa passer avant de les suivre à petites foulées, quinze ou vingt mètres en arrière.

Le deuxième homme était adossé à une voiture un peu plus loin, les bras croisés. Après avoir regardé passer Pike et la fille, il se mit aussi à courir dans leur sillage. Sachant qu’il avait affaire à des officiers de police en civil, Pike décida de prendre du champ. Il grommela un au revoir à la femme et accéléra.

— À la prochaine, lança-t-elle.

Au moment où Pike se décalait vers le centre de la chaussée, une voiture bleue émergea d’une rue latérale deux blocs derrière lui. Devant, une automobile beige s’écarta du trottoir pour lui bloquer le passage. Deux hommes étaient assis à l’avant du véhicule beige, et une femme à l’arrière côté passager. Pike la vit se retourner vers lui. Cheveux bruns courts. Lunettes larges. Visage fermé. L’homme assis à l’avant droit brandit nonchalamment un insigne à travers la portière, pour que Pike le voie.

Pike ralentit puis s’arrêta. Les voitures et les officiers à pied l’imitèrent en gardant leurs distances.

La femme tatouée rattrapa Pike, sentit qu’il se passait quelque chose d’anormal et se mit à danser nerveusement sur la pointe des pieds.

— C’est quoi ce délire, mec ?

— Continuez à courir.

Elle n’obtempéra pas. Visiblement inquiète, elle fit un pas vers la maison la plus proche en regardant alternativement les deux voitures.

— Je n’aime pas ça. Vous voulez que je demande de l’aide ?

— Ils sont de la police. Ils veulent juste me parler.

S’ils avaient voulu l’arrêter, ils ne l’auraient pas fait au beau milieu d’une rue résidentielle.

L’homme à l’insigne s’extirpa de la voiture de tête. Il arborait une calvitie naissante et une fine moustache trop foncée par rapport à ses cheveux. Le conducteur descendit à son tour, plus jeune, les yeux clairs. La femme resta dans la voiture, le buste tourné vers l’arrière. Un portable collé à l’oreille. Pike se demanda ce qu’elle disait.

L’homme à l’insigne se chargea des présentations :

— Jack Terrio, LAPD. Et voici Lou Deets. On peut approcher ?

Ils savaient qui il était, de même que les officiers qui isolaient le périmètre derrière le second véhicule. Ils étaient en train de dévier la circulation vers les rues transversales.

— Bien sûr.

Pike retira son sac à dos. Il courait avec un sac lesté, et il portait aussi une banane, un sweat-shirt gris sans manches, un short bleu, des chaussures de course New Balance et des lunettes noires militaires. La sueur assombrissait son sweat-shirt.

Quand Terrio et Deets l’eurent rejoint, Deets se décala sur le côté.

— Un chouette tatouage que vous avez là, Pike, ces flèches rouges. On n’en voit pas des masses comme ça, hein, chef ?

Terrio l’ignora.

— Vous êtes armé ?

— Le pistolet est dans ma banane. Avec le permis.

Deets toucha son sac à dos de la pointe du pied.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, un lance-roquette ?

— De la farine.

— Sans blague. Vous allez nous préparer un gâteau ?

Deets ouvrit prudemment le sac et fronça les sourcils.

— Il se promène avec quatre sacs de farine de cinq kilos.

— C’est ce qu’il t’a dit, non ? Allez, concentrons-nous sur notre sujet.

Terrio rempocha son insigne et regarda Pike.

— Ne touchez pas à cette banane, d’accord ?

Pike acquiesça.

— Vous connaissez un certain Frank Meyer ?

Pike sentit une sueur froide se répandre sur son abdomen. Il ne voyait plus Frank depuis des années, même s’il pensait souvent à lui, et voilà que son nom flottait soudain dans l’air matinal tel un spectre froid. Pike lança un bref regard à la voiture de tête. La femme continuait de l’observer tout en parlant dans son portable, à croire qu’elle décrivait ses réactions.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Vous l’avez vu dernièrement ? Peut-être dans la semaine ? interrogea Deets.

— Pas depuis longtemps. Dix ans, peut-être.

— Et si je vous disais que j’ai un témoin qui affirme vous avoir vu avec Meyer tout récemment ?

Pike observa Deets et devina à son expression qu’il mentait. Il se tourna vers Terrio.

— Si c’est un jeu, je préfère continuer à courir.

— Ce n’en est pas un. Meyer et sa famille ont été abattus à leur domicile avant-hier soir. Ses fils et son épouse ont été exécutés. Il y a une survivante, une femme qu’on a identifiée comme étant la nounou des enfants, mais elle est dans le coma.

Rien chez Joe Pike ne bougea, hormis sa poitrine qui se soulevait et retombait régulièrement, jusqu’au moment où il tourna la tête vers la joggeuse tatouée. Une femme d’un certain âge, en robe de chambre élimée, venait de sortir de sa maison, et toutes deux suivaient la scène depuis le seuil.

— Votre chérie ? demanda Deets.

— Je ne la connais pas.

Pike fit de nouveau face à Terrio avant d’ajouter :

— Ce n’est pas moi qui les ai tués.

— C’est aussi ce que je pense. Pour nous, c’est une équipe de pros spécialisés dans les attaques de résidences qui a fait le coup. Et on croit que la même bande a attaqué six autres maisons ces trois derniers mois, avec un total de onze meurtres.

Pike comprit où ils voulaient en venir.

— Et vous n’avez aucun suspect.

— Rien. Ni empreintes, ni images, ni témoins. Et comme on ne sait strictement rien des auteurs, on s’est mis à fureter du côté des victimes.

— Et vous savez quoi, Pike ? enchaîna Deets. On a fini par découvrir ce que les six premiers avaient en commun. Il y avait trois trafiquants de drogue, un pornographe chargé de blanchir de l’argent sale pour la mafia israélienne, et deux joailliers receleurs. Tous aussi sales que mes chaussettes d’hier. Alors on essaie de trouver ce que fricotait Meyer.

— Frank n’était pas un criminel.

— Vous ne pouvez pas le savoir.

— Frank avait fondé une boîte d’import. Il vendait des vêtements.

Terrio sortit une photographie de sa veste. L’image montrait Frank, Pike et un certain Delroy Spence, cadre dirigeant d’une entreprise chimique, en pleine jungle salvadorienne. L’air sentait le poisson pourri et l’essence brûlée lorsque le cliché avait été pris. La température frôlait les quarante-cinq degrés. Spence était sale, couvert de poux, et vêtu d’un costume bleu en haillons. Meyer et Pike portaient quant à eux un tee-shirt, un pantalon en toile et un fusil d’assaut M 4. Meyer et Spence souriaient, mais pour des raisons différentes. Spence parce que Pike, Meyer et un dénommé Lonny Tang l’avaient délivré des mains d’une bande de narcoterroristes après deux mois de captivité. Meyer parce qu’il venait de dire en blaguant qu’il allait prendre sa retraite pour se marier ; il avait l’air d’un gamin de quatorze ans.

— Quel rapport avec ce qui s’est passé ?

— Meyer et vous avez été mercenaires.

— Et ?

Terrio étudia la photo. L’agita.

— Il a traîné dans des trous à rats de ce genre aux quatre coins du monde, avec toutes sortes de sales types. Peut-être qu’il importait autre chose que des fringues.

— Sûrement pas.

— Non ? Aucun de ses amis, de ses voisins, n’était au courant de son passé. Pas une seule personne, parmi toutes celles que nous avons interrogées. Cette petite photo est le seul souvenir de ce temps-là que nous ayons retrouvé chez lui. Comment ça se fait, à votre avis ?

— Cindy était contre.

— Contre ou pas, cet homme avait des secrets. Peut-être n’était-il pas tout à fait celui que vous croyez.

— Je ne peux rien pour vous.

Terrio rempocha le cliché.

— Cette bande ne choisit pas ses cibles au hasard. Ils ne se baladent pas en bagnole en se disant : « Hé, cette baraque-là, elle a l’air pas mal. » Tôt ou tard, on va découvrir que Meyer avait quelque chose qui leur faisait envie – de la dope, du cash, ou peut-être les bijoux cachés de l’ayatollah.

— Frank vendait des vêtements.

Terrio regarda brièvement Deets et repartit vers la voiture beige sans un mot. Deets n’en avait pas fini avec Pike.

— Alors comme ça, vous n’aviez pas revu ce mec depuis dix ans ?

— Puisque je vous le dis.

— Pourquoi ? Vous étiez brouillés ?

Pike réfléchit à la meilleure réponse possible ; dans une large mesure, cela ne les regardait pas.

— Je vous l’ai déjà expliqué. Sa femme.

— Il a pourtant gardé votre photo. Et ces tatouages… ça représente quoi, Pike ? Un symbole militaire ?

Pike ne comprit pas.

— Les flèches ?

— Ouais, là et là, comme les vôtres.

Le jour de l’expiration de son ultime contrat, lorsqu’il avait définitivement raccroché, Frank n’avait aucun tatouage.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Deets se fendit d’un sourire crispé puis, baissant le ton :

— Je n’ai jamais vu un type ayant tué autant de gens que vous se balader en liberté.

Pike le regarda s’éloigner. Terrio était déjà dans l’auto. Deets s’installa de l’autre côté, au volant. La femme de la banquette arrière parlait à Terrio. Ils démarrèrent. Les officiers en civil suivirent. Le quartier redevint normal.

Tout était normal, sauf que Frank Meyer était mort.

La femme tatouée le rejoignit en courant, excitée et inquiète.

— La vache, quel truc de dingue ! Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

— Un de mes amis vient d’être assassiné.

— Oh, merde, désolée. C’est affreux. Et ils croient que c’est vous qui avez fait ça ?

— Pas du tout.

Elle partit d’un rire saccadé, un peu nerveux sur les bords.

— Hé, mec, je vous jure que si. C’est moi qui vous le dis, ces mecs avaient peur de vous.

— Peut-être.

— Moi pas.

La femme lui décocha un petit coup de poing dans le bras. C’était la première fois qu’elle le touchait. Après l’avoir dévisagée un moment, Pike ramassa son sac à dos.

— Vous ne me connaissez pas.

Pike ajusta le sac sur ses épaules et se remit à courir.

Règle N°1
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